-Tu devrais déjà être sur tes devoirs Jikai.
C’était la voix sèche de mère. Elle a ce regard amer, en constante alerte lorsqu’il s’agit d’épier, de tenir, d’orienter et même de contrôler tout entier le cours de son garçon chéri. Ne va pas trop loin de la rive joli bonhomme.
Elle cramponnait avec ses doigts tout fins -presque squelettiques- la poignée en dorure d’une grosse porte en bois d’un style occidental. C’est ce passage en chêne qui mène du grand salon à l’étroit couloir les habitants du foyer vers leur habitation respective.
Le salon était épuré et clair. En fait, il tenait son charme du sol en marbre blanc et de ses baies vitrées panoramiques. Grâce à cette astuce de l’architecte en charge, on pouvait profiter d’une lumière constante, même en fin de soirée. Elle augmentait tout le mobilier, rendait noblesse à la famille de Jinta Jikai par le reflet qu’elle prenait dans tous les meubles de ce salon grandiose.
Il lève ses yeux plaintifs vers sa mère. Mais le chantage d’un chiard ne fonctionne pas avec Izanami Jikai. Magnétisé par la menace de celle-ci, il baisse enfin les yeux et se dresse sur ses genoux malingres avant de se diriger vers sa chambre. Fâché, il se refuse à embrasser les joues de sa mère. Elles sont pourtant douces comme de la pêche, blanches comme de la neige. Il n’y avait en fait rien d’inconfortable à poser ses lèvres roses sur le visage scintillant de pureté de madame. Il frôle ensuite ses hanches avec une désinvolture forcée pour se diriger chez lui.
Son col l’étrangla sous la poigne précise et violente de maman. Elle le tint ainsi, avec une vigueur discrètement hystérique, quelques instants. Il pouffe légèrement.
-Tu n’embrasses plus ta maman joli cœur ?
S’en suit un geste forcé sous l’impulsion perverse de la maîtresse des lieux, elle réajusta son tailleur blanc et sourit en grande crispation.
-Bonne nuit mon petit corbeau grincheux !
Jinta déambule peiné jusqu’à son bureau, puis s’adonne aux exercices de mathématique ordonnés par son précepteur. Un jeune homme beau et vif d’esprit, très zélé auprès de madame, particulièrement odieux avec lui. Parfois, Jinta l’imagine troué de coups de couteau. Un tranchoir comme celui que sa mère utilise pour découper les tranches du gros gigot de chez Hishibata (un boucher standard dont la seule importance dans l’histoire est de nourrir le jeune prince).
Le lendemain, au petit matin, un valet vient réveiller le jeune héritier de la famille de Junko Jikai. Ce père devoir est un éminent de la nation, riche commerçant et ancien combattant durant les grandes joutes qu’a connu le pays. Aujourd’hui retraité des combats, il prospère au sommet du commerce d’or international et oriente la politique économique de l’Etat par sa seule activité. Appuyé par sa femme, les envieux mesurent sa richesse à celle de l’empereur.
Assis pour le petit déjeuner, il feuillette le journal tout attentif. C’est que sa vie en dépend, il s’agit de mesurer les prochaines opportunités de fourguer de l’or à l’empereur.
Junko se plaisait surtout dans l’accumulation de richesse et d’influence, loin des grandes traditions philanthropiques de son clan. Jalousé pour sa fortune, nié pour son éthique digne d’un demi-diable, Junko vivait plutôt isolé de la foule et ses préoccupations animales.
Izanami, elle, boit calmement le café, les yeux encore gonflés par la nuit écoulée. Bientôt, elle serait remise d’aplomb et son visage serait pareil à celui d’un bel ange qu’on n’ose même pas toucher des yeux à l’excès. Junko n’exprime aucune tendresse à sa femme. Depuis leur réveil, il avait davantage caressé son carnet de commande et ce journal à fonction d’oracle. Suivant l’exemple de son richissime paternel, Jinta ne s’étalait pas en affection avec elle.
-Tiens, bonjour Jinta.
Il salue le couple au maximum de la sobriété. Puis se sert un énorme bol de flocons d’avoine et y tasse du yaourt de chèvre brassée dont sa mère apporte les pots du marché chaque dimanche.
La scène de la veille l’a mis particulièrement de mauvaise humeur mais il tente de le cacher et rester relaxé. Son père le remarque cependant, sans n’en dire mot.
Une silhouette fine et malicieuse, plus encore que sa mère, s’approche enfin du trio déjeunant dans un silence solennel. Ses longs cheveux blonds et fins lui arrivent à la croupe et dansent sur ses hanches légèrement formées. Une jeune femme aux transpirations éminemment sensuelles s’invite à table, forte de confiance et bondée de prestance à chacun de ses mouvements.
« Cette chieuse de Miyuki a encore décidé de jouer à la plus réveillée, la plus parfaite et de bonne humeur de bon matin… » enrage le petit brun dont les cheveux sont mal arrangés malgré l’effort minimum qu’il a apporté à brocher ceux-ci en arrière.
-Tu devrais prendre exemple sur ta sœur mon petit corbeau, regarde-là. Pas un cheveu qui dépasse.
Sentant le volcan surgir, le patriarche ouvrit ses traits jusqu’ici fermés par le caractère naturellement carré de son visage (un homme de fer). Il lâcha l’oracle et s’élança vers son jeune fils.
-Alors mon garçon, tu sais quel jour on est ?
Il ne le sait que trop bien. Quel jour on est ? Celui-ci qui a été fixé pour lui mettre dans les pattes son cousin Tsuku, une sorte de dérangé près de six ans plus âgé que lui. Jinta le méprisait au plus haut point possible, déjà car il n’avait aucun pan de son comportement qui eut été touché par un quelconque raffinement. Puis parce qu’il n’avait aucune discussion. En somme, c’était pour le jeune noble un vulgaire palefrenier tout au plus.
La journée serait longue.